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Autrice toni lashden
Traduction: Christine Biloré
 

 
Je souhaite écrire en biélorusse, ma langue amidonnée et craquelée: «Nous avons déménagé du jour au lendemain» [1]. Mais que cela signifie-t-il?

Tu comprends où je veux en venir quand je dis: «Nous avons déménagé du jour au lendemain?» J’aurais pu aussi dire: «Nous sommes arrivés avec deux valises». Nous avons été forcés de partir.

Les gens disent: «Nous ne pouvions plus rester». Ensuite, ils discutent de tout à fait autre chose: du prix des aliments, comment obtenir un visa et dans quelle crèche mettre les enfants. Leur conversation commence à résonner pour masquer une plaie à vif et humide. Mais la cicatrice reste ; l’amertume du sang mêlé au pus fait involontairement se serrer la mâchoire.

Et je dis: nous verrons quand il sera possible de rentrer.

C’est notre langue biélorusse secrète que je vais traduire pour toi.

Cela signifie: il n’y a plus nulle part où rentrer.

*

Nous avons déménagé en une nuit.

C’est ça, et je n’ai même pas déménagé: je suis partie en vacances.

Au cours des mois qui ont précédé mes vacances, je craignais les arrestations et cette peur me poursuivait partout.

J’avais peur car j’étais toujours à Minsk. Un jour, je sortis prendre un café et je rencontrai un groupe de connaissances (toutes avaient reçu des amendes et avaient été détenues pendant 24 heures pour avoir participé à des manifestations et je me demandais constamment pourquoi elles n’avaient pas peur et moi oui… pourquoi elles n’avaient pas peur et moi oui). Je lisais des livres et visitais des musées vides ; parfois je sortais de la ville et écoutais les pulsations du silence.

(Une fois dans la forêt, je m’allongeais sur un tas de neige, je m’y enterrais et faisais la morte. Ce n’est qu’alors que l’angoisse me quittait, comme un prédateur qui aurait perdu tout intérêt pour sa proie. Dans cette tombe de glace, je pouvais respirer profondément. Il n’y a que là que je me sentais en sécurité)

Peu importe le lieu et peu importe avec qui je passais du temps, j’avais toujours peur d’être arrêtée. Je parlais de cette peur en thérapie et j’écrivais à son sujet dans mon journal. Je portais ma peur comme des pierres dans les poches de ma robe, prête à me noyer dans la paranoïa à chaque seconde.

Je me disais: s’ils avaient voulu m’arrêter, ils l’auraient déjà fait. S’ils surveillaient ce que je faisais, je m’en serais déjà rendu compte. Les gens se faisaient arrêter à cause de commentaires sur Internet, pour avoir porté des vêtements rouges et blancs, parce qu’ils avaient regardé un flic de travers et que celui-ci avait souffert d’une angoisse psychologique insupportable. Les gens se faisaient arrêter pour tout et n’importe quoi. Et moi, je ne me faisais pas arrêter.

Je pensais sans cesse à la raison pour laquelle ils ne m’arrêtaient pas. C’est parce que je suis trans et que le nom sur mon passeport ne correspond pas à mon nom d’usage en société? Parce que ma mère est médecin? Parce que je n’en fais pas assez? Parce que je fais en sorte de me mettre en sécurité? Parce que je ne représente aucune menace?

Combien d’énergie l’angoisse consomme-t-elle? Elle absorbe toute la vie qui est en toi, elle t’assèche et te laisse, entrailles déchirées et sanglantes.

Je suis partie en vacances parce que A. et moi avions vu un documentaire sur la psychiatrie punitive. Ce film montrait le dispensaire psychiatrique dans lequel j’avais séjourné lorsque j’étais devenue folle la première fois. J’avais regardé ces bâtiments familiers et j’avais écouté les gens qui racontaient comment on leur donnait des cachets qui les empêchaient de bouger et de parler, comment la réalité leur échappait et comment, progressivement, jour après jour, il leur était impossible de résister.

Quand A. s’endormit, je sortis dans le couloir et me couchai près de la porte d’entrée. Je pensai que si les forces de l’ordre entraient dans notre appartement, elles ne me remarqueraient pas tout de suite et me marcheraient sur le ventre. Peut-être que, si j’avais un peu de chance, cela me laisserait un hématome ou endommagerait un de mes organes et que l’on devrait d’abord m’emmener voir un médecin pour qu’il m’examine plutôt que de m’envoyer directement au dispensaire psychiatrique qui me mettrait sous perfusion.

Voilà à quoi étaient occupées mes pensées.

*

Le 24 février, j’étais dans ma chambre d’hôtel et j’écoutais son discours dément.

(Sur le site de, on pouvait lire : magnifique vue sur la montagne. Dans l’obscurité, la montagne se fond avec l’arrière-plan et il semble qu’une nuit épaisse et infinie s’installe de tous les côtés et inonde la vallée)

J’essayais de deviner ce que signifiaient ses mots. Quelle était son intention? J’écrivis à mes amis qu’il fallait acheter des billets tout de suite car nous ne pourrions aller nulle part le lendemain (et le lendemain, il n’y avait effectivement plus nulle part où fuir, le site de la seule compagnie aérienne avait disparu et tous les vols pour les deux mois suivants avaient été achetés… personne ne voulait rester au Bélarus… personne). J’envoyai un texte à mon adresse mail professionnelle expliquant qu’il fallait commencer à évacuer les gens d’Ukraine, d’abord dans le sud et l’ouest…. pour que tu saches enfin comment j’ai compris que je ne pourrai plus rentrer… que je ne pourrai plus rentrer… que je ne pourrai plus rentrer… que je ne pourrai plus rentrer… que je ne pourrai plus rentrer.

Je ne sais pas où trouver les mots pour t’expliquer, pour décrire au mieux la latence de mon effroi quand j’ai écrit: «Il faut partir d’urgence» alors que moi-même je ne croyais pas que cela était vraiment nécessaire. Ces mots n’existent pas. Ma douleur insouciante et sourde est enterrée dans une couche de texte homogène.

Ma douleur s’est transformée en ces deux phrases : nous avons déménagé en une nuit et (à partir de là) je ne pourrai plus jamais rentrer.

Je téléphonai à A. à 5 heures du matin:

«Réveille-toi, la guerre a commencé». [1].

*

Je te dis : « Nous avons déménagé en une nuit », et je me mets à rire mais cela ne m’amuse en aucune façon.

A. n’a jamais pris l’avion et n’est jamais allé à l’étranger. Je lui ai acheté un billet à destination d’un pays dans lequel moi-même je ne m’étais jamais rendue et il a commencé à faire ses valises. A. n’a même pas de sac ou de valise qui convient. Il a dû se rendre chez ma grand-mère et emprunter une petite valise acceptée comme bagage à main.

J’aidais à l’évacuation des gens alors que moi je me déplaçais en taxi et ce travail insupportable me donnait la nausée. Je me souvins de ces premiers jours comme d’un écœurement permanent qui m’étouffait et remontait jusqu’à ma gorge. Tu ouvres la bouche et tu te mets à vomir une noirceur informe.

A. m’envoya des photos de ce qu’il comptait emporter. Je passai une nuit blanche et, de ce fait, émergeant du brouillard de mon travail, je regardai nonchalamment ces photos sans comprendre totalement leur sens, sans avoir le loisir de me rendre tout à fait compte de ce qui se passait.

Sur une des photos, je vis qu’il avait mis une tasse dans sa valise. Une bête tasse jaune, habituelle, sans rien de spécial.

Je composai son numéro et entendis un «Salut» confus. C’était comme si mon corps avait sursauté et souri en entendant sa voix.

Fait inattendu de ma part, je me disputai soudain avec A. Je me mis à lui crier dessus de façon terrible et enragée, comme les gens qui crient car ils ont épuisé toutes les autres solutions.

Je criai et lui demandai pourquoi il emportait cette tasse, s’il n’y avait pas des choses plus importantes qu’il devait tenter de sauver de la guerre (en réalité, je criai: VA TE FAIRE FOUTRE, TOI ET TA PUTAIN DE TASSE DE MERDE, COMME SI TU N’AVAIS PAS D’AUTRES CHOSES À EMPORTER ! et le chauffeur de taxi se retourna mais je m’en fichais. J’avais envie de pleurer mais les larmes ne coulaient pas et c’est pour cette raison que mon désespoir était devenu un cri). A. m’écouta mais ne dit rien, il raccrocha simplement et cessa de m’envoyer des photos.

Tous les jours, dans cette nouvelle maison, je regarde A. qui boit dans cette tasse. Ce n’est ni la meilleure tasse, ni la plus belle que lui a offert maman. Je la regarde et je ressens de l’envie, du ressentiment, du regret, du chagrin, de la solitude, de l’anxiété, de l’abandon, du désespoir, de la nostalgie, de la colère…je ressens de l’envie, du ressentiment, du regret, du chagrin, de la solitude, de l’anxiété, de l’abandon, du désespoir, de la nostalgie, de la colère. Je suis pleine jusqu’à déborder. Je marche avec précaution pour ne pas déborder sur les autres.

Et lui, il a cette tasse.

Moi, je n’ai rien.

[1] Mais la guerre avait déjà commencé en 2014, n’est-ce-pas ?