L’origine de mes notes. Extrait du roman « Je danse »
Autrice Vika Biran
Traduction: Christine Biloré
Deuxième jour
Aujourd’hui s’est déroulé mon procès et j’ai été condamnée à quinze jours. On dirait que c’est le moment de se mettre à écrire. Heureusement que je ne suis pas Viktor Frankl et que je peux écrire sur le papier et non dans ma tête.
Je suis maintenant dans une cellule de la prison d’Okrestina. Toutes les filles ont été emmenées. Sûrement, pour être jugées. Je suis restée seule quelques minutes, puis L.L. a été conduite dans ma cellule. Je pense que c’est une sans abri. Elle dégage une odeur forte et son visage est marqué. Et elle a mal aux pieds. C’est ce que j’ai entendu depuis le couloir quand le flic voulait qu’elle marche plus vite.
L. murmurait :
— Et Loukachenko sera encore là ? J’espère que non. C’est un tel chaos.
Sur ce point, je suis entièrement d’accord.
L. est un peu au courant de la situation politique actuelle. Elle dit qu’après les élections « beaucoup de gens ont été arrêtés », qu’il y a eu « jusqu’à neuf fourgons de police » (il y en a eu plus, L., plus) et qu’« une personne a même été assassinée » (plus d’une L., beaucoup plus d’une).
Pendant un long moment, L. n’osa pas s’allonger sur le lit de planches nues mais elle finit par le faire. Elle avait trop mal aux jambes.
J’avais très soif mais il n’y avait pas d’eau. Il n’y avait plus de bouteille et l’eau du robinet avait été coupée. Peut-être était-il possible de demander au flic de garde qui se tenait près de la porte, mais 1) je n’avais pas envie de lui demander quoi que ce soit et 2) probablement qu’il refuserait.
L. s’était endormie. Il valait mieux que je dorme aussi.
Je pensais que comme tout le monde ne parlait que du coronavirus et qu’il serait impossible de voyager cet été, voilà où était mon voyage : dans les prisons du Bélarus.
Troisième jour
Je m’efforce seulement de considérer tout ceci comme une expérience anthropologique afin d’y puiser la force de survivre à ce cauchemar. Viktor Frankl, Viktor Frankl…
Tous ont été jugés hier. Les filles ont pris entre sept et quinze jours, même les plus jeunes. J’ai de la peine quand je les regarde. Elles sont si fragiles, si innocentes.
Ils se sont bien moqués de M. Elle travaille à Belsat et a un « statut spécial » à leurs yeux. Ils lui ont mis une amende et l’ont laissée, assise dans un couloir. Elle était assise là depuis longtemps quand un autre officier de police est arrivé avec un nouveau rapport, l’accusant cette fois-ci d’avoir résisté à son arrestation. Ils l’ont placée dans notre cellule. Nous avons cinq lits pour sept personnes.
Le matin, avant le procès, on nous a enlevé nos matelas. Nous avons pensé que nous allions être rapidement transférées (par exemple, vers Jodzina), mais l’heure du déjeuner est arrivée, puis celle du dîner, et on ne nous avait toujours pas sorties de là (remarque : Bien sûr, je veux dire par là que nous n’avions toujours pas été transférées ailleurs). Nous avons cogné contre la porte et appuyé sur le bouton et voici ce que l’on nous a répondu :
— Vous êtes punies, vous n’aurez pas de matelas, et vous resterez à sept dans votre cellule.
Comment ? Pourquoi ? Une fois la porte refermée, nous avons discuté de ce qui était en train de se passer. Nous nous sommes couchées sur les planches nues, cinq pour nous sept. D’accord, nous avions de l’eau (même si elle avait été coupée pendant un moment) et il ne faisait pas trop froid dans la cellule, mais c’est parce que nous nous efforcions de trouver des points positifs. Que pouvions-nous faire d’autre ?
L’une d’entre nous, U., une avocate, parvient à trouver du merveilleux et du positif même dans le plus grand des merdiers (elle est capable de dire « mais il a une forme de cœur »). Pourtant, même elle a pleuré hier et a dit que, malgré tout son amour pour l’être humain, pour la première fois, elle avait ressenti de la haine.
*** On emmène N. pour un nouveau procès.
Quatrième jour
Hier on nous a transférées ailleurs. Je pense à Jodzina. Le simple fait de me déplacer dans l’espace, même sans savoir vers où, m’a rendue heureuse. Je commençais à devenir légèrement folle dans la petite cellule d’Okrestina. Il s’avéra que L. était déplacée de cellule en cellule. Ils l’avaient laissée avec quelqu’un pour la nuit. Ils nous ont rendu les matelas pour la nuit mais pas à d’autres filles. Trois d’entre elles ont donc dormi dans une cellule double sans matelas, sur des planches nues avec leur voisine L.
Puis nous sommes arrivés. Nous avons vu les bergers allemands à travers la grille. Nous nous sommes alors souvenu qu’il s’agissait d’un autre élément de pression psychologique : les chiens. Ils sont retenus par une laisse très courte et aboient avec agressivité de chaque côté du chemin pendant que nous passons.
Nous avons traversé un long sous-sol. Sombre, froid et paraissant interminable.
— Sur le côté gauche ! Sur le côté droit ! Mains derrière le dos ! Ne ramassez rien par terre !
Et ils frappaient les garçons à coup de matraque en disant cela.
Puis ils nous ont mis en file indienne :
— Mains en l’air ! Plus haut ! Ne t’accroche pas à la cage ! Laisse tes mains en vue !
Ensuite un déluge d’informations.
— Laisse tes mains en vue !
Comment faire ? Vraiment, je ne sais pas. Je me suis mise à loucher sur le côté pour comprendre. Nous avons mis les mains derrière la tête et avons baissé celle-ci.
— Baisse plus la tête ! Encore plus bas ! Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
Les garçons ont encore reçu des coups de matraque dans les jambes.
— Écartez plus les jambes !
Nous sommes entrés dans la cellule.
— Face contre le mur ! Mains derrière le dos ! J’appelle votre nom, vous me donnez le prénom, le patronyme et la date de naissance.
Aux années 2001 et 2002 résonnèrent les mots de « putain » ou « saloperie ».
— Vous ne bougez que sur nos ordres. Toute autre action peut être considérée comme une menace et donc la violence physique légale par des mesures spéciales pourra être utilisée à votre égard. Il est interdit de s’allonger sur les lits entre six heures le matin et dix heures le soir. Le réveil est à six heures.
Ils sont revenus plusieurs fois :
— Qui ne dort pas ? Vous voulez sortir dans le couloir ?
Je dormais avec des bouchons d’oreille mais je les entendais quand même quand ils amenaient de nouvelles personnes : Des cris, des coups de matraque. Je n’avais plus la force de compatir. Je me concentrais pour m’endormir. Le froid me réveilla et je mis un pantalon par-dessus mon legging. Je compris clairement pourquoi j’avais besoin de vêtements chauds.
Je commence à écrire plus petit pour économiser l’encre. J’ai par hasard ramené ce stylo d’Okrestina. Je n’avais pas prévu de l’emporter ! Je l’ai retrouvé dans ma poche arrière. Sûrement que sa propriétaire me déteste. Mais, vraiment, je n’ai pas fait exprès ! Je ne sais pas comment cela est arrivé. Ce stylo illégal (car il semble que les stylos soient interdits ici) pourrait bien me sauver la vie.
Cinquième jour
Nous parlons avec nos voisins à travers le radiateur : Vi-ve-le-Bé-la-rus et nous-cro-yons, nous-pou-vons, nous vain-crons. Je n’ai pas l’habitude de crier ainsi lors des manifestations mais ici je le fais 🙂
Je continuais à me surprendre moi-même alors que je regardais cette maudite porte. C’est une source de danger, mais aussi d’espoir et d’événements heureux comme des lettres ou des colis. Il s’agit aussi de confrontation et de la protection de nos propres limites.
Il y a eu une perquise dans notre cellule. Cela signifie qu’on nous a fait sortir et que pendant ce temps-là quelqu’un a fouillé dans nos affaires, les a jetées par terre, a retourné nos sacs. Et c’est ainsi qu’ils ont pris mes notes. (Remarque : En réalité, seulement une feuille car j’avais pris soin de cacher toutes les autres. Depuis, je fais bien le tri entre les notes que je peux laisser à la vue de tous et celles que je dois garder dans une cache.) La question est : pourquoi des perquisitions ? Toutes nos affaires ont déjà été soigneusement examinées à Okrestina et Jodzina. Nous ne pouvons rien amener ici qui soit « interdit ». L’encre et le papier ne sont pas interdits. Mais les pensées couchées sur le papier le sont-elles ? Surveiller et punir. Mais comment les pensées sont-elles punies ?
Et encore une question :
— Vous avez des objets interdits dans votre cellule ? Des armes, de la drogue ? (Remarque : Mais bien sûr ! Deux kalaches et du speed).
Aujourd’hui, quelqu’un a cassé la vitre de la porte. À six heures du matin, il s’est fait matraqué et la vitre n’a pas résisté. Voilà ce qui se passe ici.
Souvent, je m’endors sur une pensée dérangeante. Plusieurs conditions contribuent à son apparition. Mes rêves sont également difficiles, parfois dans un contexte sexuel, mais pas des plus agréables, et j’ai l’impression d’être de trop.
Mais je n’en dirai pas plus, je tâche de me contenir parce qu’ils nous prennent tout et le lisent. Ce n’est pas grave, on ne peut pas emporter les pensées. Mes pensées sont toujours avec moi.
J’ai rêvé que je travaillais à nouveau au théâtre, que je ne parvenais pas à me souvenir de mon texte et que l’on me criait dessus. Je me suis réveillée, j’étais en prison. Quel bonheur ! 🙂
Quand une fille sort, ils balaient les ordures jusqu’au pas de la porte. Pour qu’elle ne revienne jamais.
Communication
On t’autorise à survivre mais cela exige beaucoup de force. On excuse l’agresseur, le sexisme, les trolls homophobes, le blocage des ondes radio, les éclats narcissiques, etc. Le cerveau capte tout cela, mais, à la différence de la vie de tous les jours, ici le choix de mes réactions est très limité. Par exemple, je ne peux pas simplement me lever et partir 🙂 Maintenir un environnement amical est la chose la plus importante ici. Alors, je marque quelques points en restant silencieuse. Je me rattraperai quand je serai libre. En attendant, je dois survivre.
Le transfert
Une nouvelle cellule. Il semble que je vais passer les cinq prochains jours de mon emprisonnement ici. Sauf si on ajoute une autre condamnation. C’est ma phobie ces derniers temps. Quelle est la différence :
Les gens. Ici, il y a dix personnes et cela signifie que la communication est accrue. (Remarque : ces deux derniers jours, ils n’ont amené qu’une fille de plus)
Le confort. Ici les gens changent, de nouvelles personnes remplacent les anciennes et elles reçoivent des livres, à manger, des verres, etc. comme une « dot ». Ma précédente cellule était vide, nous commencions à peine à la remplir de toutes ces choses. Et puis, il y a deux fenêtres, ils trient les ordures, nettoient les toilettes avec une brosse à dents et chantent des berceuses la nuit. (Remarque : Moi aussi, je me suis mise à chanter ensuite).
Mais une nouvelle est arrivée et cela a profondément affecté la dynamique du groupe. Au début, j’ai ressenti de la compassion à son égard. En bref, une femme adulte qui avait mal aux articulations ; mais ensuite elle m’a énervée, et bien comme il faut. Elle voulait nous donner des leçons, elle nous dévalorisait, franchissait nos limites, nous donnait des conseils que nous de demandions pas. Nous étions toutes proches les unes des autres. Brrr, ce fut très compliqué ! Et il était impossible de lui échapper. Nous étions toutes proches les unes des autres. Nous étions obligées d’être « ensemble ». Heureusement, elle ne resta pas plus de deux jours avec nous. Sans faire de vague, je la prenais dans mes bras comme les autres avant qu’elle ne parte. Elle sourit. Nous ne nous rencontrerions plus jamais de toute façon.
On ne nous laissait pas dormir, ni même nous allonger sur le lit dans la journée. Nous étions obligées de rester assises sur un banc étroit et dur près de la table. Nous dormions la nuit sous une lumière aussi brillante que celle du jour. Et, en plus, il fallait supporter d’avoir ses règles.
Je veux sortir maintenant. Ça suffit. Encore une fois, je suis la « plus vieille » de la cellule, toutes les « miennes » (toutes celles qui étaient devenues les « miennes ») sont parties. J’ai eu des nouvelles de H. Des gardes ont bavardé à son sujet. Ils le qualifiaient de travesti. Apparemment il avait aussi pris quinze jours et avait été placé à l’isolement, parce qu’ils ne savaient pas si le mettre avec les hommes ou avec les femmes. Je peux imaginer sa situation et mon séjour en prison me semble alors moins tragique.
Le sang afflue à mes tempes. Cela fait cinq jours que je n’ai pas respiré l’air du dehors.
J’ai envoyé trois lettres et j’en ai reçu une en retour. De ma mère. Elle avait tout juste gribouillé quelques mots sur les deux tiers d’une page mais j’ai accepté sa lettre avec gratitude. C’est tout ce qu’elle peut m’offrir. J’espère qu’elle ne s’inquiète pas trop pour moi là-bas. Tout comme M. qui m’envoie des colis. Et aussi F. (Remarque : La lettre de ma mère est la seule que j’ai reçue pendant ma détention).
Faites que cette expérience se termine vite pour que je puisse y réfléchir en prenant du recul.
Le quinzième jour, le dernier. Je deviens folle à chercher comment m’occuper, à manger seulement des hydrates de carbone, à dormir sous la lumière, à me réveiller à six heures, À M’ASSOIR SUR CE BANC. Ma pauvre colonne vertébrale, mes pauvres mollets, mon pauvre cerveau. Je vais sortir et vous donner beaucoup, beaucoup d’amour.
***
Dans ma cellule, j’imaginais souvent que tout ce qui arrivait était une aventure, un jeu. J’ai reçu une copie de mon accusation, je n’ai pas reconnu pas ma culpabilité, je ne suis pas allée aux « conversations », je n’ai pas fourni mes empreintes digitales, mon téléphone n’est pas tombé entre des mains douteuses…Mais, putain, je les ai laissé photographier mes tatouages et je n’ai pas compté avec attention l’argent à ma sortie. Les surveillants m’ont volé dix roubles. Je n’en ai pas fait mention, j’étais trop contente de sortir. Croyez-moi simplement sur parole.
Et encore, je ne pouvais pas être pleinement heureuse de ma sortie rapide parce que je savais qu’après ces quinze jours on pourrait m’enfermer à nouveau pour quinze autres. Encore et encore. Je pensais à la façon d’informer avec délicatesse mes amis pour qu’ils sortent vite par la porte, pour que l’on ne me remette pas une autre convocation et pour que mes amis ne pensent pas que j’étais devenue complètement folle dans cette cellule.
J’avais réussi à remporter la partie.