POÈMES et TEXTES

Vika Trenas
Vika Trenas

POÈMES et TEXTES

Autrice Vika Trenas
Traduction: Christine Biloré

 

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J’ai rêvé que j’avais glissé sous la glace. Dans mon rêve, je compris soudain que je ne pouvais plus respirer et que personne ne viendrait me sauver. Pourtant, il y avait des gens de l’autre côté, je voyais leurs silhouettes à travers la glace.

J’ai rêvé que je téléphonais à ceux qui ne sont plus de ce monde et qu’ils me répondaient. J’ai rêvé que je servais de cible dans un champs de tir, que l’on me tirait dessus et que mon corps troué se transformait en éponge.

J’ai rêvé de toutes mes vies antérieures : devrais-je y consacrer un livre à part ? À quoi n’ai-je pas rêvé avant de me réveiller en sueur froide ? Que faire de tout cela ?

Je ne me trouvais pas dans un simple port de la Baltique, ni quelque part dehors dans cet univers infini. J’étais chez moi, dans mon pays natal adoré.

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Je suis fatiguée de lutter, je veux la paix et non la guerre. Je ne me bats plus contre des moulins à vent, je ne culpabilise plus de ce que j’ai fait ou n’ai pas pu faire. Je ne ressens plus ni haine ni amour, seulement un vide en moi qu’il faut traverser pour que les ténèbres, terrifiantes, épaisses et exsangues, m’avalent et me recrachent, en laissant tout derrière moi. J’interpelle le passé, je l’implore de me laisser tranquille, je ne lui dois plus rien.

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Naïfs sont ceux qui pensent qu’il existe un enfer pire que celui sur terre. Les cœurs brisés des champs, les marais asséchés, les souches des arbres abattus. Si tu as traversé le feu ici, comment pourras-tu surprendre là-bas ? Si tu t’es soumis à la volonté d’autres dieux, si dans ton sang coule la peur. Si tu as laissé derrière toi d’innombrables cercles infernaux, si tu as été arraché de ta terre natale. Si tu ne sers plus à rien chez toi. Si tu t’es rejeté toi-même et étouffe comme une baleine échouée. Si ni l’espoir, ni l’amour ni la foi ne peuvent te sauver. Si tu ressens de la peine pour celui dont le sang a été versé. Si ton sang bout en toi, si ton âme est si souvent déchirée. La voilà, cette voie fantomatique conduisant au bonheur.

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Ils ont décidé qu’ils étaient le pouvoir et nous avons décidé que nous étions leurs esclaves. Ils se sont moqués de nous en permanence mais cela ne leur a pas suffi. Il s’avère que l’on peut aussi voler notre identité et notre langue maternelle. Et bientôt ils nous enfermeront dans des cages. Obtiens une miette de liberté selon le principe de ce qui reste, fais la queue et reçois-la au compte-goutte. Continue à te taire, continue à fermer tes yeux vides, continue à trahir ceux qui sont comme toi, continue à séparer le monde entre nous et eux, renonce à toi-même pour le pain et les jeux. Car si tu ouvres les yeux, tu resteras bouche bée, tu verras et sentiras autour de toi les cendres, les terrains d’entraînement militaires et les champs de tir.

L’homme brisé

Vous qui ne voulez pas penser par vous-mêmes. Vous qui ne savez pas aimer et être aimés. Vous les diplômés d’une enfance soviétique heureuse. Êtes-vous prêts à élever vos enfants de la même façon ?

Ne tiens pas trop la main de ton enfant ou il s’habituera. Ne le sers pas trop contre toi ou il sera trop affectueux et désobéissant. Qu’il ne sorte pas du rang, qu’il rentre bien dans le moule. Pourquoi lui acheter de nouveaux vêtements ? Il n’a qu’à porter ceux de son frère aîné. Pourquoi lui offrir de la bonne nourriture ? Pendant la guerre, nos grands-parents se réjouissaient de la croute du pain. Ce sera mieux pour lui. Et bien sûr, prive-le de repas s’il a ramené une mauvaise note de l’école. Il sera comme nous, il n’a pas besoin d’être plus intelligent, plus sensible ni d’être capable de faire quelque chose par lui-même. Nous lui avons donné naissance, il nous appartient, nous le façonnerons comme nous le souhaitons. Nous devons faire en sorte qu’il soit facile à gérer, nous devons l’intégrer dans notre société comme dans un lit de Procustes. À quoi cela ressemble-t-il ?

Agis ainsi et tu réussiras à en faire un homme brisé.