Extrait de « Cahiers de prison ». LE CAHIER BRUN

Extrait de « Cahiers de prison ». LE CAHIER BRUN

Auteur Aleś Bialacki
Traduction: Christine Biloré

 

L’ARRESTATION

Il restait une dernière école[1]. J’allais de chez moi jusqu’à Rakov. Je transportais des bocaux vides dans mon sac à dos. Sortie de métro. On m’avait prévenu que des gens louches rodaient devant les bureaux de Viasna, alors j’ai fait demi-tour (au cas où).

J’ai pensé qu’il s’agissait peut-être d’une autre perquisition[2].

Un homme s’est arrêté sur la place ronde (Place de la Victoire)[3]. Il tendit une attestation de ses mains tremblantes. Toute la brigade m’attendait dans la cour. Ils me montrèrent le mandat d’arrestation.

Nous montons. Perquisition. Ils trouvent un peu de monnaie, mais je fais passer la clé USB[4].

Deux hommes cagoulés et un membre des forces de sécurité au jeans déchiré qui filmait sont présents. Ils menacent Adasia[5]. Ils prennent quelques papiers, la monnaie, l’ordinateur portable de la copine d’Adam et les disques durs dans les toilettes[6].

Puis a lieu une perquisition étrange dans les locaux de «Viasna». Ils décrivent ce qui se trouve dans l’appartement: un écran et aussi une photocopieuse, un fax. Ils prennent quelques feuilles de papier et laissent les vieux ordinateurs portables qui étaient dans le canapé[7].

Nous allons au «bureau». Premier interrogatoire. Je refuse de témoigner. On m’emmène «dormir» avenue Jakob Kolas[8]. Nous y allons dans un véhicule civil. Par une nuit d’août à Minsk.

On me met provisoirement «en cage». Les bancs sont étroits. Des ivrognes ont cassé un lustre au bowling. Des cris, des menaces, mais les flics ont la peau dure. Après trois heures, on les relâche en pleine nuit. Je dors.

Nous y retournons le lendemain. Deuxième interrogatoire. Je reconnais les factures et déclare que le revenu n’est pas le mien. Ils m’informent qu’il y a un compte polonais. Ma vision s’assombrit. Nous sortons dans le couloir. Je reprends mon souffle.

Et je pense: ils m’ont quand même giflé. Terminée la neutralité![9].

Nous allons directement à Valadarka, on ne nous fait pas passer par Sapiorau[10]. Ils disent que c’est mieux, que nous ne trainerons pas.

Portail de la prison de Valadarka, on me dépose, prise de sang et rayons x. Examen de peau. Inventaire. Pendant tout ce temps, «le petit gros», arrêté pour trafic de saucisses par le service des enquêtes financières, était avec moi. Il fut ensuite envoyé en Russie.

On me donne un matelas, une couverture et un gobelet en aluminium. Ils m’emmènent au deuxième étage. Cellule 22.

Ils me disent d’installer le matelas. L’officier en chef me pose des questions, me donne des explications. J’ai une place près de la fenêtre. 16 lits, 2 ventilateurs, je suis le 16e. Ils me montent comment fonctionne l’interrupteur aux toilettes et où manger. Je regarde, j’observe.

Sakub est là[11]. Un jeune homme, constructeur, arrêté pour les mêmes motifs que moi, me dit en souriant: nous sommes nombreux ici. Nous avons de jeunes pirates informatiques, des chefs d’entreprises, un médecin iranien qui enseigne l’allemand. Un vrai bazar. Je n’ai pas d’appétit. Je traîne pour me brosser les dents et ils me crient dessus. Première promenade.

LES PROMENADES

Les promenades : la sortie, le son des clés et «Allez!». La descente vers le sous-sol du château. En voici une description: une cave, des logements abandonnés, un autre couloir à gauche… [12] Nous marchons, les mains derrière la tête, puis nous sortons par la porte de la tour, et nous avançons. Nous allons directement vers les cours numérotées de 1 à 10, à deux chiffres, vers la droite. Des herbes, des chats, des murs tâchés, un sol en brique dans un coin de la cour, le filet et les barreaux, le ciel, des feuilles, un banc. En été, je fais des pompes et des squats, en automne, nous marchons. J’emporte des bouteilles d’eau avec moi pour me muscler. Il y a des flaques d’eau sur le sol des petites cours. À 15 heures, la radio hurle.

Nous y allons avant le déjeuner le week-end et après le déjeuner en semaine.

Il est alors possible de parler plus ouvertement, car, bien que cela soit possible, les écoutes sont plus difficiles.

Je respire, car j’ai constamment mal à la tête. Des autocollants divers sont collés sur les murs, une fleur verte est collée sur l’un d’entre eux. Nous marchons longtemps, nous nous mettons d’accord sur la durée et sur les meilleurs endroits. Il y a une trappe en fer dans la cour. Je plaisante: on peut sortir et revenir comme on veut.

Je plaisante: «Je donnerais bien un coup de pied, un bon coup de pied pour que ce mur tremble et s’écroule…la liberté !» Je me mets à crier.

On peut voir le fronton du bâtiment où les femmes et les mineurs sont détenus.

Une fois, une dispute éclate entre les sous-officiers et l’officier en chef. Leurs chemins se rejoignent dans le passage souterrain et l’officier en chef se met à crier: «Oui, pour cet argent!»

L’automne est sec.

Les coins de la cour pleins de crachats et de mégots, des mégots de cigarette sortant des murs.

Je marche avec Max et je dis: «Nous descendons l’avenue, nous allons au cirque». Max me demande: «Où irons-nous la prochaine fois?»

J’imagine que je me promène en ville. Parfois je parle seul.

Il y a beaucoup de gens qui se promènent, sortent dans la cour ou se tiennent simplement là.

LES CONDITIONS DE DÉTENTION

Le bruit des gamelles à 5h30, le week-end à 6h00.

Du pain noir et un régime sec.

Les surveillants nous harcèlent puis nous dormons.

J’ai un matelas et une couverture, ça va.

Tous n’ont pas cette chance, certains n’ont que deux couvertures.

À 8h00 vérification (comme cela arrive souvent)

Ensuite (ou parfois avant), petit-déjeuner

Puis chacun s’occupe comme il peut. L’un dort, un autre écrit ou lit.

Au tribunal, le matin à 6h15 ou à 8h30.

À 12h30, on commence à préparer le déjeuner. À 13h30, nous déjeunons.

À 14h15: promenade jusqu’à 16h00, puis le thé obligatoire.

À 18h30: préparation du dîner.

À 20:00: inspection.

À 22:00: couvre-feu.

Vers 11h00: visite de l’infirmière.

Elle fait des piqures avant le déjeuner.

Avant et après le déjeuner, rencontre avec l’avocat.

Le lundi, à 9h00: douche.

À 11:30: courrier.

À 12:30: journaux.

Après le déjeuner, distribution (des paquets).

Sortie du tribunal à 19h00. Le mercredi, on nous fait passer des médicaments, parfois une montre, etc.

Une fois par semaine, ronde.

LA NOURRITURE

Le régime: du gruau, de l’orge perlé, de la soupe de pois avec de l’orge, de la soupe au lait (avec du gruau ou des pâtes), des pommes de terre, du kissel, du lait, du chou.

Nos soupes et nos salades sont des exclusivités.

Des bouilloires, des cuillères, des assiettes.

La distribution a commencé (on nous donne nos paquets)

Une casquette, une pagaie, un casque (une tasse, une cuillère, un bol)

De l’eau froide, un purificateur d’eau.

J’ai cantiné: des bonbons, des petites meringues, du beurre, du chocolat, de l’eau minérale, du papier toilette, des gâteaux secs, des gaufres.

Pendant la distribution, de la viande, du lard, des saucisses, du sarrasin, du riz.

Il n’y a pas de réfrigérateur (celui qui pose la question «va faire un tour», c’est-à-dire qu’on le jette de cellule en cellule).

Du thé noir, vert (de Chine), mon café et celui du coin, de la marque  «Jockey».

Des cachets russes avec une durée de validité de sept mois.

Du lait en poudre.

Au tribunal, du chocolat, des gaufrettes, de l’eau. Le contrôleur me remet mes « achats » en mains propres.

Du pain de prisonnier et du pain d’homme libre.

Différentes recettes de soupe. Je ne fais pas cuire les légumes.

Le régime de Pavlavich : de la viande ou du bouillon que l’on jette dans la soupe.

Le matin, son régime se compose de beurre avec des tranches de viande ou de saucisson. (Remercions nos proches et non «eux»)

Lors de la réception des premiers paquets, il y a un embouteillage : de l’eau, du pain.

Max n’a rien reçu du tout. J’ai écrit pour lui, Natalia a fait le relai.

LE LOGEMENT, LE HALL, LES BUREAUX

Les toilettes : le choc, simplement séparés par un rideau de douche au motif de poissons.

Le lit en fer proche du mur.

Les sacs [13], la table commune jaune, les murs, le plafond blanc, le sol en béton moucheté de blanc.

Les casiers sous la table commune.

Une étagère avec des médicaments, des livres et une télévision, des bonbons et du fil. Une table de chevet contenant diverses fournitures. Une bouilloire et un purificateur posés dessus. Lorsque nous cuisinons, nous mettons les assiettes en plastique à la place du purificateur et nous posons la bouilloire entourée de cellophane dans laquelle nous plongeons un chauffe-eau portatif.

Nous suspendons la lampe de chevet.

Il y a de la nourriture sur le grillage[14], des bouteilles d’eau sont posées dans un coin.

Du linge sèche sur un chauffage.

Nous pendons des affaires aux barreaux au-dessus de la porte.

On atteint la radio avec un bâton et on la coupe.

Une petite bassine en étain, de l’eau coule d’un robinet fabriqué à l’aide d’un vieux tube de dentifrice, une bassine et un seau (pour la nuit). Les brosses à dents sont dans des bouteilles d’eau coupées à mi-hauteur.

Les règles des lieux sont affichées au mur.

Nos sacs sont sous les lits en fer.

Nous lavons et balayons une fois tous les deux jours.

Le petit téléviseur de Vitebsk, éteint, donné en réparation.

DES LETTRES DU PLUS PROFOND DE MON ÊTRE

J’écris beaucoup quand je le peux, dès que j’en ai une occasion.

Les deux premiers mois, je lis, j’apprends l’anglais.

Puis, je me prépare au procès.

J’écris pour les autres, je me sens mieux, je suis plus propre, je ressens ce que Guinzbourg[15] a décrit, mais mes conditions sont différentes, car c’est plus facile et je suis plus âgé. Cependant, tu ne fais rien de mal ici, car il n’y a pas de solution, tu ne demandes rien, tu ne négocies avec personne et personne ne te demande quoi que ce soit, tu ne dois rien à personne. Mon cerveau se remet à travailler de façon plus active, mes compétences qui s’étaient endormies se réveillent. La première d’entre elles est la capacité à rêver. L’absence d’alcool rend mes idées plus claires. Une vie primitive reprend le dessus. Les sens sont à nouveau aiguisés, on perçoit moins les détails, mais on entend mieux, même le moindre bruissement au loin.

Il en va de même pour les autres résidents. Tous l’ont remarqué. Et pour toi aussi, c’est une évidence.

Alors les sentiments intérieurs reprennent vie. On réapprend à écrire des lettres, à exprimer ses sentiments grâce aux mots.

Les sentiments deviennent plus complexes, plus vifs et plus colorés. l’amour, l’amitié, la camaraderie, les connaissances, l’hostilité, la réticence, tout a plus de relief et semble plus important, loin de l’agitation quotidienne.

J’ai commencé à beaucoup moins parler, à penser, ressentir et réfléchir plus. Mon âme a rajeuni. Je me souviens que j’avais ressenti quelque chose de similaire de l’âge de 20 ans à 30 ans.

Et c’est alors que tu réfléchis plus à ta place dans la vie, aux  «coordonnées de ton existence».

Je commençais à «discuter avec les autre », j’en avais l’envie et le temps.

Je me souviens de mieux en mieux de comment c’était.

Au bout de trois mois et demi, j’avais beaucoup plus confiance en moi. Je m’étais reconstruit. Dans le bâtiment, je parle librement avec les autres, avec les employés de cuisine et les surveillants. Je me suis calmé et mon regard sur le monde est moins sauvage. La prison de Valadarka était progressivement devenue mon chez-moi.

Je lus l’interview de Hienadz Buraukin[16] dans la revue littéraire «Dzeyaslov»: «Souvent rien ne peut être réparé, les années ont simplement passé.

RÊVES

Cela avait recommencé. Je me souviens que je rêvais quand j’étais jeune, à l’école ou à l’université. Ensuite, mon rythme de vie avait été tel que les rêves avaient disparu, et alors que Sacha m’écrivait maintenant, je comprenais que je m’étais endormi sans m’en rendre compte. Cela devenait assez intrusif, mais était aussi attirant.Et de quoi est-ce que je rêve ? Je rêve de Viasna, que nous avons maintenant une existence légale et que l’état nous a attribué un local, que nous nous sommes agrandis et que tout le monde compte sur nous.

Je rêve aussi d’Andreï qui parle avec enthousiasme de Saki, de la Crimée, du fait qu’il serait possible d’y vivre plus longtemps, de la mer, des montagnes, de Novy Svet et de Soudak.

Et aussi de Vilnius et de Varsovie, de la maison dans la forêt de Naliboki, où je viendrai en septembre-août pour cueillir des champignons, de nos vacances avec Natalia, quelque part en Turquie, Espagne, Italie et Portugal, de nos fêtes dans les bureaux de Viasna ou simplement de mes conversations avec Adam et Natalia, de cette brasserie chaleureuse et étouffante où la bière est si bonne, des promenades dans la forêt de Rakov et sur l’avenue de l’Indépendance.Je rêve de ma rencontre avec Adam et Natalia à Varsovie et de notre conversation dans un café.

Je rêve de ma libération, depuis le tribunal, depuis la prison de Valadarka ou depuis la zone où je me trouverai sûrement, et alors j’irai directement voir mon père.

Et j’aurai encore le temps de faire ma généalogie.

Je rêve de la façon dont nous allons nous réunir chez nous avec nos amis et nos connaissances, de la façon dont nous courrons vers les bains publics à Rakov avec Serzhuk et Edik.

Je rêve de boire, de déguster un bon cognac. Et aussi de comment j’irai au ballet, à l’opéra et au théâtre avec Natalia.

Je rêve de plus en plus de vacances actives et de la possibilité d’écrire en paix.

Je rêve que je jardine à Rakov.

[1] Ateliers d’été sur les droits de l’homme destinés aux jeunes biélorusses de Vilnius à la Maison biélorusse des droits de l’homme. À l’été 2011, il y avait quatre écoles comme celle-ci, et je fréquentais trois d’entre elles. Même si le Département des enquêtes financières et le KGB s’occupaient déjà de mon cas, j’avais été envoyé de Biélorussie vers la Lituanie dans l’espoir que je resterais à l’étranger et ne reviendrais pas en Biélorussie.

[2] En sortant du métro à la station de l’Académie des sciences, en direction du bureau de Viasna, je rencontrai un de mes collègues de Viasna qui me prévint que des personnes suspectes rodaient devant le bureau. Je décidai donc de ne pas aller au bureau, de prendre le métro et de rentrer chez moi. En décembre 2010 et janvier 2011, les bureaux du Centre des droits de l’homme de Viasna avaient été perquisitionnés à deux reprises, et plusieurs fois des policiers s’étaient présentés pour des raisons fallacieuses.

[3] J’ai été arrêté à la sortie du métro sur la place de la Victoire (place ronde).

[4] Je donnai la clé USB qui pendait autour de mon cou à ma femme Natalia devant le chef du groupe de perquisition. Il s’indigna, mais n’osa pas la prendre par la force.

[5] Notre fils, Adam.

[6] Natalia et Adam avaient caché deux disques durs d’ordinateurs de bureau dans la gaine de ventilation des toilettes après que j’eus réussi à les appeler lors de mon arrestation. Ils furent retrouvés lors d’une perquisition. Les disques durs étaient verrouillés par un mot de passe et l’enquête ne fut pas en mesure d’utiliser les informations qu’ils contenaient contre moi .

[7] Après les perquisitions et la confiscation du matériel informatique dans les bureaux de Viasna, mes collègues emportèrent généralement leurs ordinateurs portables avec eux. Les deux vieux notebooks étaient restés cachés dans le canapé.

[8] Rue Jacob Kolas, bâtiment 3 se trouve le Service de la police de district soviétique de Minsk.

[9] Il fut immédiatement clair que le motif de mon arrestation était politique.

[10] Sur le boulevard Sapiorau, à Minsk, se trouve un centre de détention.

[11]À cette époque, Sergey Bukas, le directeur de l’agence de voyages Sakub, était à Valadarka, dans l’attente de l’examen de son dossier.

[12] On l’appelle le « couloir de tir », car les cellules des détenus condamnés à mort s’y trouvent.

[13] Sacs dans lesquels les détenus gardent leurs affaires personnelles.

[14] le grillage posé aux fenêtres.

[15] Evguénia Sémionovna Guinzbourg, écrivaine soviétique, principalement connue pour avoir raconté son expérience des prisons du NKVD et des camps du Goulag.

[16] Poète, journaliste et diplomate biélorusse.