POÈMES

 

Uladzimir Niakliaeu
Traduction: Christine Biloré

 

***
Poème UNE GUERRE QUI N’EXISTE PAS

(extrait)

1

Soleil sur Tokyo. New York inondée de lumière.
Senteur de baklava à Istanbul. Paris embaume le café.
Lentement, les derniers jours de paix
Planent au-dessus de la terre
Avant l’ultime guerre mondiale.

La marche nuptiale résonne dans le palais de Monaco,
Au bal danse la moitié de la terre,
Le vin doux coule à flot,
mais sur les lèvres le goût est amer
Ce dernier été avant la guerre.

Au Vatican, le Pape prie pour la paix,
À la Mecque, des voiles de prières flottent sur la mosquée,
Le Nil éternel traverse le Caire et son paysage,
Déjà l’eau rougit près du rivage.

Kreva et sa forêt de fraises mûres, pas un bruit,
Mais au-dessus de son château les bombardiers rugissent dans les airs,
Les baies volent, les livres dégringolent des étagères :
Dante, Shakespeare, Nietzsche et Dostoïevski.

Combien de prophètes ! Tous parlent de la fin. De l’exode.
La Pythie de Delphes, Isaïe, Abdias et même Baba Vanga.
On danse un dernier fox-trot à Détroit,
Et un ultime tango argentin aux antipodes.

À Busan, les écailles argentées brillent sur le marché,
Demain, les senneurs n’iront pas pêcher,
Le croiseur « Moscou », nouvel « Hollandais volant »
Navigue aujourd’hui vers la mer d’Orient…

Éclairs d’acier,
Les sous-marins scintillent aux côtés des baleines
Poursuivant leur éternel chemin parmi les dauphins enjoués…
Pythie de Delphes ! Telle n’était pas ta prophétie !
Et Isaïe n’avait pas prédit
Le sang de l’Ukraine !

Prophétie d’un homme à la raison incertaine,
Et, par-delà l’horizon, dans le clair-obscur,
La mort russe parade devant la mort ukrainienne
Près des sépultures.

La poussière de l’éternité recouvre les pyramides d’Égypte.
À Thèbes, les épitaphes se sont effacés :
« Tu récoltes ce que tu as semé » et, poussières des tombes, s’élèveront
Les enfants et petits-enfants qui jamais ne naitront

Dans les restaurants, les bars, les pubs et les cabarets
Europe, la courtisane, ne fait que chanter et jouer,
Stop. Pause. Voilà que la courtisane est saisie d’effroi :
La Vierge Marie se meurt dans ses bras.

Du 1 au 9 juillet 2022, Cracovie

***
LA PATRIE

Espoir, foi et amour
S’évanouissent. Seule reste la destinée.
Comme une bête, je suis à nouveau piégé,
Le temps m’a joué des tours.

J’ai rongé ma patte blessée,
Mais la douleur a persisté ! Elle m’a saisi
Là où je pleurais, meurtri,
Là où le mal me faisait hurler.

Je ne trouvais le répit nulle part,
Et, veines saillantes, j’ai brisé
Les chaines de l’amour et de l’espoir,
Mais la chaîne de la Patrie est restée.

Avec elle, j’ai traversé toutes les afflictions,
Je m’y suis tellement adapté, tellement attaché,
Comme si ce n’était pas un signe de soumission,
Mais mon amulette sacrée.

Écorchant mon cou jusqu’au sang,
Poursuivant mon destin, je la trainais,
Et je n’entendais que mes hurlements,
Et mes yeux de larmes se brouillaient.

Où que j’aille, elle tintait dans le brouillard
Mon amulette, ma chaine-talisman :
« Tu ne peux pas échapper à toi-même ! Un vrai traquenard !
Ta patte est coincée, invariablement !

Où que tu sois, par ton sang tu restes lié,
À cette terre à jamais redevable ! »
Et les chimères de la Patrie, les fantômes
Faisaient vibrer ma chaine, infatigables.

J’ai cru aux fantômes et aux chimères du passé !
Malgré ma souffrance qui criait : « Ne crois pas !
Une bête est une bête, si elle n’est pas domptée,
Si elle n’a jamais servi, ni été à toi,
Ni à quiconque ! Jamais soumise ni achetée ! ».

Et dans mes délires, mes rêves et mes visions,
Je plantais mes crocs dans la gorge de la Patrie !

Sur un lit de filasse et de haillons,
Dans mon berceau d’enfant,
Dans une étreinte mortelle, nous gémissions,
Dans une étreinte, nous nous vidions de notre sang !

Ses juges me pourchassaient pleins d’ardeur,
Ses bourreaux me précipitaient vers l’abîme !
Et elle, se rapprochant de mon cœur,
Me lacérait la poitrine.

Nous nous faisions peur,
Deux bêtes partageant un même cœur…
Pourtant les rêves restaient des rêves,
Et cette chaine ne m’accordait aucune trêve.

Elle m’entrainait vers le passé,
Vers les berceaux, les tombes, la désolation,
Vers les fantômes et les chimères de la passion
Et moi, chien enchainé à la Patrie,
Je léchais ses mains ensanglantées

29 février 2024, Wrocław, Pologne